Le 28 août 1947, l’Espagne retient son souffle
Manolete : une figure sacrée du toreo
Une ascension fulgurante dans une Espagne déchirée Né en 1917 à Cordoue, Manuel Laureano Rodríguez Sánchez, dit Manolete, grandit dans une famille de toreros. Dès les années 1930, il s’impose par un style unique : sérieux, austère, grave, à mille lieues de la flamboyance andalouse traditionnelle. Pendant la guerre civile espagnole (1936-1939), Manolete se forge un public fidèle. Dans l’Espagne franquiste des années 1940, il devient un héros populaire, vénéré pour son courage stoïque et sa maîtrise technique. Il ne cherche pas à séduire : il impose le respect. « Manolete torée comme on entre en religion », dira un chroniqueur taurin.
Le style Manolete : dépouillé, frontal, implacable Ce qui fait la légende de Manolete, c’est son style épuré, presque sacrificiel. Il torée près du taureau, très droit, immobile, concentré, comme s’il défiait la mort à chaque instant. Son visage impassible renforce son image de prêtre du toreo, investi d’une mission quasi mystique. Il ne cherche ni l’ovation ni le spectacle : il incarne l’essence dramatique de la tauromachie.
La fatale corrida de Linares : 28 août 1947
Un duel déjà tendu Ce 28 août 1947, Manolete partage l’affiche à Linares avec Domingo Ortega et Luis Miguel Dominguín. Il affronte le taureau Islero, de la redoutable ganadería Miura, connue pour ses bêtes imprévisibles et violentes. Déjà affaibli physiquement, usé par des années de combats, Manolete doute. Certains disent qu’il voulait mettre fin à sa carrière. D’autres évoquent une tension avec son entourage, notamment avec Lupe Sino, sa compagne, que le régime franquiste n’approuvait guère.
Le coup de corne mortel Vers 18h45, Manolete entre pour porter l’estocade finale. Il frappe Islero, mais le taureau le heurte violemment. La corne entre dans sa cuisse droite et transperce l’artère fémorale. L'hémorragie est massive. Il est transporté dans l'infirmerie de l'arène. Malgré des soins immédiats, notamment une transfusion de 11 litres de sang, il meurt dans la nuit, le 29 août à 5h07 du matin.
L’Espagne est en deuil. « Manolete est mort comme il a vécu : en silence, debout face à la mort. »
Une onde de choc nationale Un deuil qui bouleverse toute l’Espagne La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Des milliers de personnes affluent dans les rues de Cordoue, Madrid et Séville. Franco lui-même rend hommage au torero. Les funérailles attirent une foule immense. Des journaux titrent : "Espagne, lève-toi, ton héros est tombé." La tauromachie, déjà élevée au rang de religion populaire, trouve dans la mort de Manolete son martyr.
Lupe Sino, l’amoureuse évincée La tragédie est aussi sentimentale. Lupe Sino, actrice et compagne de Manolete, est écartée de l’enterrement par la famille du torero, hostile à cette femme libre et indépendante. Cette histoire d’amour contrariée, mêlée à la mort tragique, alimente les récits romantiques. Manolete devient un personnage de roman, à la croisée des passions, de la politique et du mythe.
Les conséquences durables sur la tauromachie
La fin d’un âge d’or Avec la mort de Manolete, une page se tourne dans l’histoire du toreo. Il représentait le dernier lien avec la tauromachie tragique, empreinte de noblesse et de sacrifice. Après lui, d'autres grands matadors émergent, mais aucun n’atteindra ce niveau de vénération quasi religieuse. Certains critiques diront que la corrida devient alors plus spectacle que rite, plus technique que tragique.
Un renouveau des règles de sécurité Le drame de Linares relance aussi le débat sur la sécurité médicale dans les arènes. À l’époque, l’infirmerie de Linares n’était pas équipée pour des blessures aussi graves. Après 1947, plusieurs arènes s’équipent en matériel de chirurgie d’urgence. De nombreux toreros commencent également à porter des protections sous leurs costumes, ce qui était jusque-là mal vu car jugé "peu viril".
Une icône culturelle au-delà de l’arène
Un mythe entretenu par la littérature et le cinéma Manolete devient une légende. Des biographies, des films (Manolete, 2008 avec Adrien Brody et Penélope Cruz), et de nombreuses chansons flamencas rendent hommage à sa figure tragique. Des écrivains comme Ernest Hemingway, passionné de tauromachie, évoquent son nom avec respect dans Mort dans l’après-midi.
Une image gravée dans la mémoire collective Aujourd’hui encore, des statues de Manolete ornent les places d’Espagne, notamment à Cordoue, sa ville natale. Les jeunes toreros apprennent son style, et les aficionados citent son nom comme un modèle de pureté et de courage. La photographie de son dernier salut, maigre et droit devant le taureau, reste l’un des clichés les plus célèbres de l’histoire de la tauromachie.
Manolete, ou la mort comme accomplissement La mort de Manolete à Linares, le 28 août 1947, ne fut pas seulement celle d’un torero. Elle fut celle d’un héros tragique, d’un homme qui avait fait de sa vie une offrande à l’art le plus controversé qui soit. En tombant dans l’arène, il a scellé sa légende. À une époque où l’Espagne cherchait des figures d’unité, Manolete offrait l’image d’un homme debout face au destin. Sa disparition résonne encore, entre héroïsme, douleur et silence.