Le nom d’Oppenheimer évoque l’intelligence brillante, la science au service de la guerre, et le pouvoir destructeur de l’arme atomique. Mais derrière le génie scientifique du projet Manhattan se cache un homme rongé par les conséquences de ses actes. En donnant naissance à la bombe atomique, J. Robert Oppenheimer n’a pas seulement changé le cours de la Seconde Guerre mondiale — il a signé l’arrêt de mort de sa propre carrière et de sa paix intérieure.
Comment la bombe atomique a ruiné la vie de son créateur
Un esprit brillant au service d’un projet titanesque
Né en 1904 à New York dans une famille aisée d'origine juive allemande, Julius Robert Oppenheimer devient rapidement un prodige de la physique théorique. Formé à Harvard, Cambridge, puis Göttingen, il côtoie les plus grands noms de la physique quantique de son époque.
En 1942, en pleine guerre mondiale, le gouvernement américain lance le projet Manhattan, visant à construire une bombe atomique avant l’Allemagne nazie. Oppenheimer, alors âgé de 38 ans, est nommé directeur scientifique du projet. À Los Alamos, il rassemble une équipe de plus de 6 000 chercheurs, ingénieurs et techniciens dans un laboratoire secret au cœur du Nouveau-Mexique.
Son efficacité, sa vision et sa culture scientifique font de lui "le père de la bombe atomique".
Le 16 juillet 1945 : l’essai Trinity, naissance d’un monstre
Le 16 juillet 1945, à l’aube, le premier essai nucléaire de l’histoire, baptisé "Trinity", explose dans le désert du Nouveau-Mexique. L’énergie libérée est équivalente à 20 000 tonnes de TNT.
Oppenheimer, témoin de l’explosion, est bouleversé. Il murmure alors une phrase du texte sacré hindou, la Bhagavad-Gita :
« Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes. »
C’est à cet instant qu’il comprend que la science qu’il a portée a franchi une frontière morale et historique. Mais la machine est lancée.
Quelques semaines plus tard, les bombes "Little Boy" (Hiroshima, 6 août) et "Fat Man" (Nagasaki, 9 août) tuent plus de 200 000 personnes, en majorité des civils.
Une conscience hantée par l’usage de la bombe
Oppenheimer n’a pas participé directement au choix des cibles ni à la décision politique de l’usage des bombes. Mais il en est le père scientifique, et cette paternité le hante.
Dès octobre 1945, il rencontre le président Truman à la Maison-Blanche. Il lui confie :
« Monsieur le Président, j’ai du sang sur les mains. »
Truman, furieux, dira plus tard :
« Je ne veux plus jamais revoir ce pleurnichard dans mon bureau. »
Oppenheimer commence alors à s’opposer publiquement à la prolifération nucléaire, et critique ouvertement le développement de la bombe H (à hydrogène), 1 000 fois plus puissante.
Il milite pour un contrôle international de l’arme atomique, notamment via les Nations unies, et tente de moraliser la science.
Mais ses prises de position dérangent.
La chute : la chasse aux sorcières et la révocation
Dans le climat de la guerre froide, Oppenheimer devient une cible. Il a fréquenté des intellectuels de gauche, certains membres de sa famille étaient communistes, et il est vu comme un obstacle au développement de la puissance militaire américaine.
En 1954, il est convoqué par la Commission de l’énergie atomique. Ce procès administratif — à huis clos mais largement médiatisé — tourne à la chasse aux sorcières.
Ses opinions politiques, sa vie privée, sa loyauté sont mises en doute. Parmi ses accusateurs : Edward Teller, père de la bombe H, avec qui Oppenheimer est en désaccord profond.
Résultat : il est déchu de son habilitation de sécurité. Il perd tout rôle politique ou stratégique. Il est exclu des cercles de pouvoir, humilié publiquement. Sa carrière dans la science appliquée est brisée.
Un homme brisé, mais pas silencieux
Après sa disgrâce, Oppenheimer se replie sur la recherche théorique et la philosophie des sciences. Il donne des conférences, enseigne, et écrit.
Mais l’homme est profondément atteint. Son regard devient mélancolique, son visage marqué. Il ne cessera jamais de se questionner sur la responsabilité du scientifique dans l’usage de la connaissance.
Il reçoit tardivement une forme de réhabilitation. En 1963, le président Lyndon Johnson lui remet le prix Enrico-Fermi, reconnaissant sa contribution historique.
Mais Oppenheimer, affaibli, meurt d’un cancer en 1967, à l’âge de 62 ans, dans un quasi-silence.
Oppenheimer aujourd’hui : entre admiration et tragédie
Longtemps figure controversée, Oppenheimer est aujourd’hui vu comme l’archétype du savant tragique. Son histoire a inspiré des documentaires, des pièces de théâtre, et plus récemment le film "Oppenheimer" (2023) de Christopher Nolan, qui explore son génie et sa chute.
Le physicien devient un symbole universel : celui de l’homme qui crée quelque chose d’immense, mais dont le poids moral écrase l’esprit.
Son histoire nous interroge encore :
La science peut-elle être neutre ? Les savants doivent-ils se retirer des questions éthiques ?